Il est dans le sens commun de s’exclamer que l’industrie de la musique change à cause des nouvelles technologies. Et je n’ai pas l’intention ici de vous parler de téléchargement (légal et moins), même si le sujet de la mort annoncée du disque laser en est un qui me touche directement: je suis attaché à ma collection d’albums et n’aime pas particulièrement penser à la désuétude de ce médium qui s’installe lentement. En même temps, mon iPod a changé ma vie en me libérant de la matérialité du disque compact et en créant des possibilités pratiquement infinies pour une sorte de station de radio personnalisée, à la démesure de mes goûts multiples et parfois contradictoires. Je le répéterai à chaque occasion: le plaisir apparaît souvent dans la surprise des contrastes, et la fonction aléatoire de mon lecteur, bien dirigée par les outils disponibles, me permet de mettre en scène de ces hasards forts qui mettent en valeur des musiques contrastées.
Puis-je profiter de ces fonctionnalités avancées et en même temps refuser que l’album ne soit plus pertinent à l’ère des téléchargements ciblés et des singles pour téléphones cellulaires? Je l’avoue, je n’en suis pas à une contradiction près, et je trouve que le recueil de chanson qu’on appelle l’album est une interface encore pleine de possibilités, à l’image des recueils de nouvelles littéraires ou des recueils de poésie qui continuent de foisonner, cela malgré qu’on aie déjà prédit la mort du livre sur plus d’une tribune.
Le monde de la musique change, c’est vrai; et c’est très bien ainsi. Des possibilités musicales émergent car les générations montantes ont des intérêts différents, nouveaux et créateurs eux aussi. Vous souvenez vous du film Demolition Man? Il y a cette scène fort amusante, dans une voiture de police futuriste, où Sandra Bullock et Benjamin Bratt fredonnent avec bonheur un de leurs airs préférés devant un Sylvester Stallone médusé: la ritournelle est en fait un jingle publicitaire du passé de Stallone, et l’amateur de rock’n roll n’y comprend rien. L’idée était drôle pour un film manquant de sérieux. Elle n’aurait pas été moins drôle si au lieu du jingle, le film nous avait proposé que dans le futur, la passion musicale toucherait la musique des jeux vidéos. Et alors, l’anticipation aurait frappé droit dans le mille: en preuve, je vous propose le mouvement chiptune: ces jeunes qui s’approprient les circuits audio de vieilles consoles de jeu vidéo et les transforment pour les utiliser comme un synthétiseur de studio.
Il y a quelques regroupements de ces passionnés, pas tous du même talent, mais beaucoup d’enthousiasme. Je pense entre autres à l’étiquette 8BitPeoples. Vous retrouverez sur leur site une foule de parutions, pas toutes d’égales valeurs musicales, mais c’est gratuit, alors rien ne vous empêchera d’explorer à votre guise. Quelques suggestions: d’abord l’artiste suédois Random avec l’excellente pièce Micawber’s Moan, que vous retrouverez sur son mini album Bad Joke EP; on dirait du Richard D. James dans ses périodes inspirées, et la comparaison est d’autant plus pertinente que la légende veut que le jumeau aphex modifie ses machines en direct; quoi de mieux qu’une console de jeu modifiée pour jouer une composition originale en hommage au maître? J’attirerais aussi votre attention sur un jeune du Michigan, Mesu Kasumai, dont le très 80’s friendly My Fiero vous amusera certainement, et dont les compositions originales que vous retrouverez sur ses deux albums, 3 Channel Metropolitan et Belle Isle Raceway ont de quoi retenir l’attention. Et ce ne sont pas les seuls artistes à écouter sur ce site.
Je ne voudrais pas terminer ce billet sans mentionner les torontois de Crystal Castles. À ma connaissance, ce sont les premiers qui ont réussi à faire une jonction entre l’esthétique expérimentale/industrielle et le chiptune. Quand j’écoute leur excellent premier disque éponyme, j’ai l’impression d’écouter du Chris & Cosey filtré dans une sauce Vectorman, mon jeu Sega favori. L’illusion est tellement complète qu’il y a même une pièce ou deux qui donnent envie d’aller les battre dans leur studio: on se croirait revenu à l’époque de Throbbing Gristle. Mais ce ne sont pas les quelques pièces désagréables qui donnent sa valeur à l’album: il faut écouter les mélodies puissantes accompagnées de staccatos 8-bit, s’immerger dans les diverses atmosphères tordues en s’imaginant en deux dimensions, déambulant de plate-formes en plate-formes en virevoltant au dessus des obstacles pour prendre la pleine mesure d’un album qui annonce peut-être une nouvelle direction dans la musique électronique...
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